Texte de Jean-François Létourneau (Dehors est un poème)

Durant l’été 2022, Jean-François Létourneau a investi le Parc Blanche-Lamontagne, dans le cadre des résidences Dehors est un poème, organisées par La poésie partout.

Son texte trace un parcours qui va de la plaque de Blanche Lamontagne au Sentier poétique de Saint-Venant jusqu’au parc qui porte son nom dans le quartier Villeray, à Montréal.


Pour écouter la version enregistrée en studio :

Interprétation : Jean-François Létourneau
Chant : Olivier Brousseau
Enregistrement et montage : David Elias

Également disponible en balado
sur Anchor, Apple Podcast et Google Podcast.


Je descends le chemin de terre
par Jean-François Létourneau

Je descends le chemin de terre
À travers les nuages
L’aube tombe des nues
Les dindons roucoulent
Lacèrent de leurs griffes les brumes du paysage

Dans le pays sans âge des Appalaches
Toutes les pierres ont été retournées pour en faire des poèmes
Les chouettes chuchotent le chant des shantymen
Avant l’hiver dans les chantiers
Un dernier verre depuis toujours 
Il ne reste plus de l’ivresse des hommes
Que des campements chambranlants 
À demi couchés dans la forêt

Sur le sentier poétique de Saint-Venant-de-Paquette
Parmi les épinettes les roches et la mousse ombrageuse
Je retrouve dans une nuée d’insectes la plaque de Blanche Lamontagne
« la première femme canadienne-française à signer de son nom un recueil de poésie, sans recourir à un pseudonyme masculin »

Un romancier américain a écrit que « la mémoire est la façon que la vie a trouvé pour s’adresser à l’avenir »
Quelle est la valeur de l’oubli?

Avec les mots de Blanche 
Oiseaux muets dont plus personne ne connait les noms
Je roule sur la 253
M’enfonce dans l’arrière-récit du territoire
À la radio, une chanson country
Préserve du passé le Hereford Railway
Vieux chemin de fer enfoui dans la forêt
Plus aucun train ne passe depuis un siècle
Mais certaines nuits plus noires que d’autres
Le sifflement de la locomotive
Retentit encore dans les bois

Sur le chemin du rang 9
Je baisse les fenêtres
Coupe la radio
Les corneilles criaillent l’histoire de l’Indian Stream Republic :

Un troisième pays a existé entre les États-Unis et le Bas-Canada. Dans les années 1830, des colons oubliés dans la forêt se sont moqué des grandes puissances, ont eu l’audace frondeuse de fonder un pays. Avec quelques chansons, quelques histoires, ils ont inventé des frontières poreuses comme l’histoire des nations. Que sont devenus les citoyens de cette contrée? Qui parle encore la langue des corneilles?

Passé la ville de Coaticook
Une crème glacée pour l’enfant en voyage
Je me retrouve sur la 147 
La rivière Niger
Les esclaves suivaient son cours
La fin de l’Underground railroad
Avant l’émancipation et d’autres misères et d’autre humiliations et d’autres journées sans lumière
La Grande histoire horrible des Amériques embourbée dans un patelin perdu des Eastern Townships
Dans les bayous des souvenirs soûlés au bourbon
Les histoires du coin
La parlure des cultivateurs
Les racontars de dépanneurs
Me traversent comme une charge d’adrénaline en plein cœur
Un défibrillateur de mémoire

Après Ayer’s Cliff et le lac Massawippi
Une pensée pour les Wabanaki
Sur l’autoroute 55, sur l’autoroute 10
Il n’y plus rien à raconter
Me contente de rouler en silence vers Blanche Lamontagne

Blanche,
Vous êtes née aux Escoumins ou à Essipit et où encore?
Quand les toponymes ne racontent plus l’histoire du quotidien
La mémoire se ramasse sur elle-même comme des moutons de poussière dans les racoins des chambres
Comme un chien de traîneau dans une tempête de neige
Le seul à savoir dans quelle direction se trouve le village de l’autre côté du blizzard

Blanche,
En Gaspésie, où vous avez grandi, vous êtes devenue une montagne
Vous qui avez connu les vieilles maisons où le poêle chantait avec le ber
Où les travaux du corps
Et ses plaisirs coupables et délicieux
Se fanaient à l’horizon de la croix sur le mur
Vous qui veniez d’un monde où on préférait « les lits durs pour se lever tôt »
Vous qui veniez de l’heure des vaches et du « soleil éparpillé qui marche »

Vous êtes devenue
une NEIPA orangée aux notes herbacées et de pamplemousse, avec le nez houblonné et une finale d’amertume fruitée persistante
Vous avez chanté « la calme lenteur des choses éternelles »
Vous avez maintenant une durée de vie de trois mois

Je traverse le Richelieu sur le pont Michel-Chartrand
Je repense aux discours du syndicaliste
Ses colères têtues comme un chêne
Une chanson de Vigneault
Qu’inventerons-nous avec les mots laissés en héritage?

Blanche,
En plus d’une bière
Vous êtes aussi devenue une bibliothèque 
Une rue à Beauport
Et quoi d’autre encore vous qui étiez d’abord poète

J’embarque sur le pont Champlain
Décarie des chars et une sortie
Et à Montréal où vous avez vécu, où vous êtes morte
Vous êtes devenue un parc que les gens traversent sans s’arrêter
Un parc où les jeunes fument des joints sans lâcher des yeux leur téléphone
Un parc parcouru par les écolières et leurs grandes espérances en crayons de couleurs
Pendant que sur les téléphones de leurs parents retentissent les alertes Amber

Et moi au bout de ma route
J’arrive enfin 
Dans l’arrière-cour du Starbuck
Dans l’arrière-rêve des citadins

Une fille avec un t-shirt « Femme des bois » promène son berger allemand. Je partirais avec elle, nous irions nous perdre dans le bout de Joliette. Elle ne saura jamais qu’entre elle et l’homme assis sur le banc en train de gribouiller dans un carnet rouge, il y a les réponses d’une chanson trad.

Je passe d’un banc à l’autre en suivant l’ombre du soleil.

Des bruants ont fait leurs nids dans les interstices du revêtement extérieur de l’immeuble du gouvernement du Québec. Les fonctionnaires entendent-ils les cris des oisillons affamés? Le bruit qu’ils font ressemble à vos poèmes, Blanche. Les bruants ne souffrent pas de la grippe aviaire comme les eiders à duvet ou les Fous de Bassan. Avec les rats et la poésie, ils seront les derniers survivants.

Dans mes oreilles
Les oiseaux se battent avec les bruits de la 40
La circulation pourrait presque ressembler à la rumeur d’une rivière en forêt
Mais l’odeur de l’essence
Les moteurs, les klaxons et les avions
Me ramènent dans le parc confiné sur le bord de la 40
Un parc qui n’en est pas vraiment un
Sans écureuils ni balançoires
Un parc qui me rappelle les anthologies de littérature québécoise 
Sur les rayons de toutes les bibliothèques 
de tous les bureaux
de tous les profs de littérature
de tous les cégeps de la province
où vous, Blanche Lamontagne, reposerez à jamais : une écrivaine du terroir, enfermée dans un courant d’air plein de poussière et de vieux mots et de rimes surannées
Il paraît que vos poèmes « décrivent avec finesse la vie rurale de vos compatriotes »

À travers vos prières, votre foi et vos espérances désespérantes, vos mots continuent de faire descendre « l’ombre du soir en lentes avalanches au front pâle de l’horizon » et il ne vous reste plus que de jeunes poètes pour faire le bouche-à-bouche à vos poèmes, des Maude Pilon pour chanter la souffrance des corps.

Un poème comme un paradis perdu
Me revient sur les lèvres
Et Blanche,
Vous nous ramenez à nous-mêmes dans une forme que nous ne reconnaissons pas
Qui n’est plus la nôtre
Et votre voix nous accueille
Sans pardon
Sans jugement
La lumière du couchant est celle des bruants qui ne chanteront plus jamais au moins jusqu’au lendemain
Comment un cœur qui ne bat plus peut-il encore faire vivre?

Mon amie se réjouit de quatre pommes dans un pommier planté par un ami
Blanche,
Votre poésie ne demande rien, n’exige plus rien 
Est devenue une pruche dans la forêt
Immobile dans la lumière défaillante
Elle est devenue un parc
En attente des premières étoiles, qui seront aussi les dernières

Je veux m’endormir à l’ombre de cette pruche
Je veux m’endormir sur un banc de ce parc
Faire la sieste de siècle en siècle
Rêver la route entre Saint-Venant et Montréal
Entre le Sentier poétique et un parc sur le bord de la 40

De Blanche à Blanche

Pendant combien de temps la mémoire peut-elle se substituer à l’avenir?



Jean-François Létourneau est l’auteur d’un essai, Le territoire dans les veines (Mémoire d’encrier, 2017), qui propose une lecture de la poésie des Premières Nations au Québec. Il a également codirigé l’anthologie Tracer un chemin / Meshkanatsheu (Hannenorak, 2017, 2021). En plus d’avoir publié un roman, Le territoire sauvage de l’âme, en 2021 aux Éditions du Boréal, il fait partie du collectif estrien les Marchands de Mémoire, créé au printemps 2016. Grâce à une bourse de recherche et création du CALQ, les Marchands de Mémoire ont écrit le spectacle Sur les traces du territoire, dont un livre audio a été tiré. [photo : Les Anti Stress de Monsieur Ménard]


Conçues et organisées par La poésie partout, les micro-résidences Dehors est un poème 2022 sont rendues possible grâce au soutien du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec.