Texte de Fiorella Boucher (Dehors est un poème 2022)

Durant l’été 2022, Fiorella Boucher a investi les rues Pauline-Julien et Gilbert-Langevin, dans le cadre des résidences Dehors est un poème, organisées par La poésie partout.

Longeant la voix ferrée tout près de ses deux rues, son texte interroge la frontière, parle de révolution. Même si on les répare, il y a toujours de nouvelles ouvertures dans les clôtures.


Pour écouter le texte enregistrée en studio :

Texte et interprétation : Fiorella Boucher
Accompagnement (interprétation) : Uasheshkun Bacon
Enregistrements de terrain : Simon Coovi-Sirois et Fiorella Boucher
Conception sonore et musicale, prise de son, montage et mixage : Simon Coovi-Sirois

L’enregistrement est également disponible en balado
sur Anchor, Apple Podcast et Google Podcast.


Jai un soleil en fer à te conter
par Fiorella Boucher

L’ardeur du jour s’est abattue à tous les coins de rue. Les allers-retours de cargos sur le métal dégagent des étincelles disparaissant au nord-ouest de mes épaules.

La pluie fait la grève. Depuis des mois, elle se retient à la limite au-delà de laquelle les nuages lâchent. Il y a des négociations qui ont lieu entre les minutes et l’espacement de ses parties. Il y a l’appui du vent et de la chaleur. Un réseau d’intrication maximale se déploie au-dessus. Personne ne peut dire que l’augure était décoloré. Même les nids de poules guettent la vapeur d’eau monter.

J’arpente Christophe-Colomb et Saint-Grégoire
un oiseau reprend son vol en faisant des pirouettes irrégulières
j’étale mes bras mes jambes

imiter la beauté du ciel
(c’est mon premier arrêt)

À de La Roche, je sors mon cahier puis griffonne un premier poème.
Un rideau végétal se referme
engouffre mon corps dans la même transparence qui m’a faite.
[tu] as tout perdu de nos soleils

Par ma fenêtre s’introduit l’heure à orgasmer puis à péter de mouffettes
et je cherche de quoi les saints de cette ville ont l’air.

Je fais des cercles concentriques sur ma feuille. Entre le cinquième et le sixième retranscris mes notes : Ceci n’est pas une référence à la divine comédie. Ceci est une nouvelle étoile de vide gravitationnel.

J’accroche le dessin au grillage, juste en dessous du viaduc.
Une bande de rue joue une musique connue dont le nom m’échappe.
Je pars à la recherche d’un passage pour aller de l’autre bord
entendre l’œil des glaciers couler à zéro
entendre les cris des roses.

J’essaie de comprendre les infinis
je longe le mur puis le grillage dans une quiétude abstraite
l’avenir se joue dans la porosité des frontières
et je ne trouve plus les trous pour traverser

J’ai plus qu’un corps
l’un d’entre eux s’accroche au champ magnétique de la terre
un autre fait l’amour loin où
des mots s’échangent sur le pays rêvé
et les racines
et le futur
où nos sous-vêtements se salissent d’étoiles et le ciel se replie
indomptable en spasmes de plaisir

La lumière échappe toujours quelque part dans nos trous noirs
je touche maintenant aux discontinuités
il y a environ mille trois cents printemps
(c’est ma manière de dire mille trois cents fois
à enrouler la taille de Ñamandu ru eté)
je me demande ce que mes ancêtres les plus éloignés dans le cosmos faisaient de ce côté de l’océan
de visites diplomatiques au coucher du soleil ? de descentes risquées en canoë vers l’yvymaraë’ÿ, la terre sans mal?
Les ancêtres savaient lire,
la terre. Quand celle-ci ne pouvait plus,
ne voulait plus
les accueillir, il fallait partir.

Les ancêtres entretenaient des relations étroites et judicieuses avec toutes les nations de leur territoire. Nos légendes en témoignent.
Le ciel était toujours matière à étudier. C’est comme ça que tout a commencé : chaos, vent et poussière.

Ymà
les ancêtres ont dit
il y aura de temps extrêmement durs
nous ne devons jamais oublier de prier

L’océan du VIIIe siècle avait ses deux poumons à la bonne place, les enfants de ce côté avaient leurs familles grandes et jamais trop loin, lorsque la peur les prenait par la gorge.
Les enfants couraient pour s’agripper aux jambes de l’aînée aimée de tout le monde. Le jaguar avait croisé leur chemin et les avait fixés en train de jouer
là où les arbres deviennent corps.
L’aînée.
L’aînée leur disait de ne pas avoir peur puisque le jaguar est un de nôtres. Des fois, disait-elle, mon corps de vieille avà quitte pour emprunter lui aussi le poil marron aux taches noires. L’odorat aigu et la force de la lune.

45.532112, -73.593180

L’ouest de mon départ ressemble à un code morse.

J’emprunte une échelle de flamme

au-delà de la zone des vertiges

un jeune se crispe


sous le marteau d’un climat rebelle.

La plus tendre de neiges ne pourrait pas suffire à caresser le geste
l’électricité grince la ville est à son plus fort épisode de bruxisme
les chats miaulent d’anxiété tous en même temps tous dans les rues
nous avions prêté un champ de possibles aux imaginations
nano, pico et femto

(je dis faux
puisque l’affirmation que je viens de faire
manque de précision, sans détour ce
nous
qui
inclut-il
au juste?)

45.537389, -73.586975
And just when you mean to tell her that you have no love to give her
Then she gets you on her wavelength
And she lets the river answer
tu seras toujours son amant[e]

Nous sommes 3+1 à être vécu·es par elle. Nous l’avons
écrite, traduite, chantée puis récitée.
Mais ensemble, nous n’avons pas réussi à garder sa longueur d’onde.
J’accorde ma voix à celle de Pauline ici.

Prenez-moi comme ceci, comme cela
comme je suis.

Je vous ramène des morceaux d’horizon
récoltés avec soin au plus loin de mon parcours
n’est-ce pas qu’ils ressemblent à des paillettes
que nous pourrions coller à nos peaux ?

J’aimerais vous montrer ma danse d’avant
que les boussoles se mettent à délirer
et tout explose

d’avant la frontière, les douanes, les contrôles d’identité.

J’ai tressé les rails de la voie ferrée comme si tu étais à côté de moi en train de préparer un pain d’avatí et que tu me rappelais les mots à renaître.

Cette danse est pour tes soeurs que tu n’as plus revues
elle est pour toi.

45.532651 -73.592500

Je pense encore au trajet, dans le voyage, quels morceaux de nous s’éteignent ? Quelles notes nous ne chantons plus ?

Ce que j’ai dit se traduit mieux dans d’autres langues autochtones d’Amérique. Par exemple, en quechuasimi ore se dirait ñuqayku, en innu-aimun nińan.
Il n’y a pas de mot équivalent dans la langue espagnole, ni portugaise.
Dans ces deux langues nous est peu fiable. Il lui arrive souvent de fondre sous des dents cariées.

Et vous,
à qui faites-vous référence quand vous dites
nous ?

La propriété a été abolie
Terrain abandonné est devenu terre laissée à elle-même
J’ai rétabli les coordonnées de ma traversée pour te dire où

La révolution c’est quand le soleil se met à cracher des ions sur les navettes des ultra-riches.
C’est quand les panneaux Attention surveillance vidéo ont mal vieilli.

La révolution c’est un visage d’amour réciproqué.
Ici et ailleurs. Il n’y a plus de clôtures pour séparer nos quartiers. De grands rassemblements s’organisent.
Sur les banderoles on lit : les seules cages qui restent sont celles de Faraday.
Elles sont mises à disposition dans différentes stations où une quantité exorbitante de téléphones s’en va périr.

Dans les journaux on lit la perplexité :
l’anarchisme tout-à-coup est pratiqué en famille, en amoureux
et en petits groupes du troisième âge.

il y a tellement de place
et de monde

la musique joue fort et ça part la fête partout.

Nous dansons, l’âge du soleil
l’avatí au feu.


Photos : Fiorella Boucher

Note : Avatí veut dire maïs en guaraní.

Citations :
– Gilbert Langevin, La voix que j’ai.
– Gilbert Langevin, Mon refuge est un volcan, suite L’indéracinable, dédiée à Pauline Julien.
– Gilbert Langevin, Parole de métis.
– Leonard Cohen, Suzanne.

Article consulté : Yvon Paré, «Cohen au milieu de la nuit», Lettres québécoises, n° 168, hiver 2017.


À propos de l’artiste

Fiorella Boucher est d’origine guaraní-paraguayenne et française. Elle réside actuellement à Montréal / Tiohtià:ke, où elle écrit et étudie. L’abattoir c’est chez nous, son premier livre, est paru en 2021 chez Mémoire d’encrier. Sa poésie aborde des enjeux d’identité liés aux appartenances multiples, la transmission intergénérationnelle, le colonialisme et l’exil. Elle prend part à divers événements de diffusion culturelle, tel que des lectures de rue et les Rencontres multilingues en poésie.

crédits photo : JMP Photographie cyclothymique

Conçues et organisées par La poésie partout, les micro-résidences Dehors est un poème 2022 sont rendues possible grâce au soutien du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec.